Eugenio d'Ors
TEXTOS SOBRE EUROPA
Eugenio d'Ors (1)
ROME OU BABEL?
(La Revue des Vivants, 3me année, nº 2, février 1929, pp. 274-286)
«En 1938, l'Europe aura commencé une oeuvre unitaire
d’organisation internationale, restauratrice des valeurs
qui parurent près de mûrir au XVIIIe siècle».
Pour 1938 —et même pour avant— il est impossible de prophétiser; difficile, de vaticiner; accessible, peut-être, aux attentifs, de déduire… Qu'il me soit permis, pour ma part, et puisqu'il s'agit de l'avenir de l'Europe, d'appliquer à ce problème un système de symboles, déjà habituel dans mes travaux; et qui se réfère au problème de l'unité ou de la dispersion des éléments ethniques et nationaux du monde.
Dans ce langage conventionnel —et, comme conséquence de raisons qui n'ont pas leur place ici—, le mot Rome est devenu le chiffre de l'idéal d'unité et des forces qui convergent vers lui; tandis que le mot Babel désigne les forces et l'idéal contraire; c'est-à-dire, ceux qui servent à une oeuvre, exécrable, à mon avis, de dispersion.
I
Je pars, fort souvent, pour mes spéculations au sujet de la vie internationale, de cette idée: l'unité de l'Europe a été sur le point de se consommer et même de prendre une forme politique concrète, vers la fin du dix-huitième siècle; et cela allait se faire sous l'hégémonie de la France… Ce qui vint l'empêcher, ce fut la Révolution.
Il y eut un moment où une même dynastie de rois gouvernait les trois ou quatre monarchies les plus considérables du continent. Entre temps, le roi de Prusse, hôte de Sans Souci obéissait aux suggestions idéologiques de Voltaire et faisait appel à des savants français pour fonder l'Académie des Sciences de Berlin. Et en Russie, tout le beau monde faisant parade d'ignorer le russe, parlait en français. De même, en Suède, en Hollande…
Rome allait alors gagner la main à Babel. La main d'une mise formidable. Babel gagna, malgré tout: survinrent, en Europe, les nationalismes. Babel gagna, parce qu'intervint la Révolution; c'est-à-dire une tricherie.
II
Siècle des nationalismes, le XIXe, et de son expression théorique: le «principe des nationalités». Malgré tout, ne manquèrent pas, au long de ce siècle, des essais de grande politique d'unité; quelques tentatives pour l'assujettissement de l'esprit de dispersion.
Fort caractéristique, à cet égard, fut la politique de l'Angleterre, avec sa conception impériale et colonisatrice et l'impassible traditionnalisme extra-territorial de ses moeurs.
A la chute de Napoléon, l'Angleterre se trouva être le seul peuple de l'Europe pourvu de conditions impériales. Elle ne pouvait compter comme rivale la Russie, dont l'absolutisme —placé déjà par la force des temps en attitude défensive—, avait assez à faire pour retarder sa propre dissolution. L'Angleterre, au contraire, put s'apercevoir alors que la formule caractéristique de sa pensée, le libéralisme, était, pour l’instant, victorieuse dans le monde. Il ne paraissait pas devoir trop coûter à qui avait déjà été l'inspirateur de tous de devenir son maître.
Un autre avantage du peuple britannique consistait à avoir inventé, pour les entreprises d'unité, formule très souple n'excluant pas les autonomies particulières… «Dominions», colonies, pays de protectorat, pays intervenus: tout cela formait, dedans l'Empire, une échelle de nuances qui put songer à se prolonger à travers les formules d'influence, dont le lien fut encore plus lâche. — L'Anglais qui en Egypte, par exemple, était déjà le seigneur des douanes, pouvait fort bien, sur la Riviera, se contenter d'être seigneur des hôtels.
Cependant, le dessein anglais échoua. Dans les hôtels, comme dans les douanes, aux colonies comme sur les marchés, la dernière partie du dix-neuvième siècle vit reculer, lentement et progressivement, ces candidats à la domination, substitués, partout, en ce qui concerne la fonction unificative du monde, par une Allemagne, décidément agressive.
III
La tentative impériale allemande eut pour instrument la guerre. La secrète ambition de ce peuple échelonnait, imaginativement, en trois épisodes, le dessein de donner structure à l'universel. La guerre de 70 avec la France, pour réaliser l'union de toute l'Allemagne du Nord, sous l'hégémonie prussienne. Celle de 14, pour faire de même avec tous les peuples germaniques, contre la latinité européenne… A une autre guerre ultérieure était réservé le rôle d'amplifier cette synthèse, jusqu'à y comprendre la totalité du monde.
Mais il est arrivé qu'à l'occasion du second épisode, se produisit l'échec. En réalité, cet échec se doit à des causes plus profondes que le gain ou la perte des batailles militaires. Quelques notes inhérentes à la formation du plan projeté devaient conduire celui-ci à l'inefficacité. Il me paraît évident, en premier lieu, qu'un peuple de tradition non catholique ne peut devenir l'agent de l'unité du monde. Avec quelle autorité se livrera à la propagande de l'unité politique celui qui a commencé par rompre l'unité religieuse? On put encore remarquer, dans le cas de l'Allemagne, qu'un excès de force, une position de prépotance nationale, loin de favoriser, exclut, dans le monde moderne, toute action unificatrice. Tout le monde veut vivre, comme l'on dit. Et le seul moyen de ne pas être écrasé par certains colosses est d'avoir avec eux le moins de rapports possible. L'antipathie et la méfiance commencent par être les pires conducteurs d'une influence.
Il y a autre chose encore. Il y a un autre aspect de difficulté, le plus essentiel, peut-être, entre tous. L'unité desirée, si elle se produit dans l'espace, doit se produire, en outre, dans le temps. Si elle parvient à solidariser peuples et nations, c'est parce qu'elle aura solidarisé déjà des générations et des siècles. Or, la culture allemande n'a guère de siècles derrière elle. Elle ne compte pas ces ères d'«oecumenicité» idéale et de vocation pour le générique qui ont constitué, pour les peuples de souche latine, un patrimoine pour toujours.
IV
A ces candidats au rôle protagonique dedans le processus d'unification, placés chronologiquement dans le dix-neuvième siècle —la Grande Guerre, idéologiquement parlant, est un épisode très «Fin-de-siècle»— d'autres ont pu s'ajouter plus récemment… Nous ne surprendrons personne en disant qu'il se présente aujourd'hui une candidature d'Italie; candidature rendue possible grâce à cette exaltation nationale et à cette reconquête d'une audace juvénile, qui, à la mentalité collective italienne, a été produite par le fascisme. Phénomène très neuf —bien qu'il ait l'antécédent le plus ancien, fort et auguste entre tous— que celui d'un impérialisme italien!
Cependant, le connaisseur de ses intimités ne laisse pas que de se demander s'il correspond lui-même à un élan authentique. II semble que, à l'intérieur du sentiment fasciste, luttent deux éléments d'impossible concordance. Si d'une part certains nobles esprits de la cause, ressentant une ambition et une générosité (c'est la même chose) impériales, rêvent d'une résurrection de l'antique Rome, d'autre part, d'autres éléments, étroitement nationalistes, ne savent qu'entonner la monotone chanson «Italie! Italie! Italie!»… Et il peut fort bien arriver que ceux-ci —forts de leur pouvoir de suggestion sur les éléments populaires et de la rue— soient ceux qui entraînent les autres.
N'oublions pas, en outre, que cette fonction impériale italienne, même en tenant pour fort bon qu'elle existe réellement, demeure bien longtemps sans s'exercer. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts du Tibre, entre la Rome antique et le florissement de la troisième Italie.
V
Et l'Espagne? Pourquoi l'Espagne n'entrerait-elle pas dans la lice?… Celui qui se fût présenté, il y a un quart de siècle, non plus avec cette ambition, mais avec cette question, les Espagnols éprouvés ne l'eussent pas laissé regagner vivant sa maison. Mais là aussi —comme en l'Italie fasciste— le tonus collectif s'est amélioré. Entre autres choses, les Espagnols de la Péninsule et ceux des Républiques d'Amérique ont appris la grande valeur de leur solidarité linguistique et raciale, à travers l'Océan.
II y a quelque chose, nonobstant, qui rend impossible la pensée, aujourd'hui, d'une fonction de telle nature, exercée par l'Espagne à l'égard des peuples de l'Europe. Et c'est la pauvreté actuelle de nos arsenaux, en ce qui se rapporte aux armes de l'esprit, en relation avec ce qu'exige la compétence moderne. Là science et la technique ont beaucoup à progresser parmi nous, avant de pouvoir mesurer leurs produits avec ceux d'autres peuples qui —non gênés par notre tragique situation de limite d'Europe, de région frontière, de douloureuse «marche»—, ont pu mieux profiter des derniers siècles pour obtenir des avantages d'ordre terrestre.
Il faut convenir à ce que, dans ce champ de bataille idéal, nous ne sommes pas bien équipés ni suffisamment munis pour la lutte. Sans hypothéquer l'avenir, et, puisqu'il s'agit d'un délai relativement court —puisque nous en sommes à des conjectures pour l'an 1938—, mieux vaut ne pas trop rêver. Mieux vaut, pour parler en termes sportifs, jouer sur le «gagnant» ou sur le «placé» de cette course, que d'éperonner inutilement notre glorieuse Rossinante, insuffisamment solide, en sa convalescence.
VI
Passons maintenant à l'examen du lot des deux autres puissants compétiteurs. L'objection résultant du fait de son pouvoir matériel, qui, entre autres, inutilisait l'Allemagne, rend impossible de penser aux Etats-Unis. En outre, il arrive une chose, une chose triste mais indéniable. Et c'est que, cette fonction hégémonique, les Etats-Unis, à la rigueur, ni ne la sentent, ni ne la désirent. Partisan ou non de la doctrine de Monroë, le sens impérialiste de l'Américain du Nord se borne à l'Amérique; et, de Rome et de tout ce que signifie Rome, celui-ci pense, peut-être, à la disparition, non pas à la continuation. Au nord-Américain d'aujourd'hui, la couronne de Charlemagne paraît tout au plus un objet de musée.
On me dira, peut-être —en égard à ce que j'insinuerai par la suite—, qu'en France non plus il ne semble pas trop exister, actuellement, de tentation d'universalité. A quoi je répondrai qu'une chose est la vocation et une autre la conscience de celle-ci. Les Français eux-mêmes qui se présentent comme séparatistes de la culture, au fond, ne le sont point, ou à peine; la preuve en est dans le fait que leur science ou leur art tendent toujours au générique, jamais à la localisation de la beauté et de la vérité. Au contraire, l'Américain du Nord, même quand il prétend servir un intérêt universel, demeure sinon nationaliste, continentaliste. Sa mentalité sert à Babel, alors même qu'il s'agit de donner à la tour de Babel, la structure simple et régulière d'un gratte-ciel.
VII
Les mêmes raisons qui empêchent la grande fédération d'Occident de prendre pour sienne la cause de l'universelle unité, privent la grande fédération d'Orient, la République des Soviets, de prendre la tâche sur elle-même. Ce n'est pas qu'il manque en Russie d'invocation de ce droit: au contraire, règne là-bas l'inventeur général de ce que la Russie est quelque chose comme la découvreuse d'un monde nouveau auquel, un jour ou l'autre, toute l'humanité devra se rendre. Ni même l'Allemagne d'hier n'eut cette vocation d'universalité caractéristique de la Russie d'aujourd'hui…
Mais ce droit est à mon sens empêché par la présence d'un certain nationalisme —tout au moins au sens de slavisme, de séparatisme de race—, en dépit des prétentions d'internationalisme pur et, en même temps, d'une position romantique, qui induit à rompre les ligaments de l'ancien avec le nouveau. De sorte que la Russie actuelle nous présente radicalement le type d'un peuple qui renonce au patrimoine d'une tradition. Peuple slavophile, peuple néophile, le peuple russe doit conserver la qualification de peuple séparatiste; c'est-à-dire se servant, non de l'idée de Rome, mais de l'idée de Babel.
Revenons maintenant à la France. Nous avons vu que l'on ne pouvait compter sur les candidats nouveaux. Les choses s'y trouvent, à peu près, comme le dix-huitième siècle les y laissa… Mais avant d'examiner en détail cette possibilité, il convient d'étudier certaines possibilités d'un autre ordre, dans lesquelles ce qui entre en concours n'est pas, précisément, une nation.
VIII
Qu’arriverait-il s'il se présentait en lice, non plus un vivant, mais un mort? Si —puisque le rôle principal de l'entreprise se spiritualise tellement, que la force matérielle, loin d'être une condition, devient un inconvénient— les peuples se disaient: «Ne cherchons pas notre unité en la France, mais en quelque chose d'antérieur et de supérieur à la France; dans la communauté de la tradition classique des lettres gréco-latines; dans la république des humanités, continuant ainsi une tradition, non plus du dix-huitième siècle, mais de plus en arrière, de la Renaissance elle-même?… En d'autres termes, que, peut-être, pour chercher la nouvelle Rome, le mieux fusse de recourir à la Rome antique».
Ce problème a une solution facile, si l'on consent à voir les choses sans trop d'étroitesse. La solution est d'observer, qu'après tout, de même que le dix-huitième siècle est la continuation et la consommation de l'oeuvre de la Renaissance, l'hégémonie de Rome et celle de la France forment une seule entité de culture, dans l'ensemble de laquelle il n'est plus possible à l'homme moderne, de discerner. Cela, cependant, ne peut être toujours qu'au prix que le Français lui-même ne renie point cette condition classique. Un Français, par exemple, qui tomberait dans la faiblesse d'un nationalisme séparatiste —sentiment d'inspiration très germanique, précisément— viendrait affirmer, par cela seul, son renoncement au patrimoine et à l'héritage de la pure latinité. De même cet autre qui, par un esprit pratique mal entendu et une modernité de pacotille, travaillerait à abolir des programmes scolaires les études de grec et de latin.
La France ne devrait jamais oublier que dans cette identification de son sens propre avec le sens d'une grande tradition humaniste et humaine, réside la plus forte et décisive des raisons de sa mission supérieure dans le monde. Elle doit savoir aussi —et cette leçon ne lui sera jamais assez répétée— que l'une des spécialités de son génie la consacre à une oeuvre de diffusion, de socialisation, et, par conséquent, d'interchange d'idées et de produits de la culture en general. Il me semble que c’est Michelet qui a dit: «La France est un génie de propagande»… La phrase est admirable, non moins en ce qu'elle a d'exaltant qu'en ce qu'elle a, subtilement, de limitatif. II n'y a pas moyen de posséder en même temps toutes les vertus. Durant la Grande-Guerre, un des épisodes les moins brillants de l'interminable discussion qui surgissait à l'entour, s'occupa d'agiter la question de savoir ce qui valait le mieux, du génie de l'initiation ou de celui de pourvoir ce mûrissement généreux où les inventions se socialisent aisément et lumineusement. Quant à moi, je ne laissais point que de penser alors, comme toujours, à la valeur de l'admiration qu'un homme comme Goethe professait à l'égard des jeunes journalistes parisiens qui rédigeaient Le Globe
Le génie de propagande sert à merveille pour l'oeuvre de maintenir le fond unificateur des humanités classiques vivant et toujours opérant dans la société. Parler ou écrire en français peut être, en tous les pays du monde, pour l'homme cultivé —ou simplement l'honnête homme— une manière relativement parfaite de maintenir vivant ce résidu qui persiste en lui de l'entreprise, inévitablement échouée, de parler en latin. Même en admettant que, en un jour prochain (et personne plus que moi ne travaillerait volontiers à cela) l'humanité docte restaurât la bonne habitude de donner en latin une partie de sa production, il resterait toujours une vaste place pour l'emploi d'une autre langue commune, plus propre à ces formes de relation, dont le caractère est, plus que scientifique, mondain. Comme avait fait ce dix-huitième siècle —aux normes duquel nous semblons destinés à toujours revenir— ce siècle qui rédigeait en français les Actes de l'Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, en même temps en latin les travaux du Jardin Botanique d'Upsal.
IX
Nos idées se sont ainsi précisées en avançant. Nous savons maintenant que, dans la lutte de Rome avec Babel, Rome et la France forment une cause commune, défendue par des armes de France et de Rome.
La première, la défense et illustration de l'esprit classique. A se placer en dehors, Rome risque son éternité; la France, sa vie. Chaque fois qu'un poète français écrit une poignée de vers libres, il se suicide un peu. Et chaque fois qu’un peintre compose un tableau impressioniste, il empoisonne un peu son pays.
La seconde arme, une action décidée pour la constitution internationale d'une tendance qui, tout en prônant une politique d'autorité —en ses nuances différentes— n'aurait pas cependant le caractère d'un séparatisme nationaliste, mais, au contraire, une vocation ardente et décidée d'universalité.
Je crois qu'il conviendrait de modifier profondément la situation actuelle, dans ce sens. Reconnaissons qu'aujourd'hui, dans le monde entier, l'esprit universaliste est presque accaparé par les forces politiques d'extrême-gauche. Cela, pourquoi ? Une droite universaliste est-elle impossible? Le dix-huitième siècle l'a bien connue. Il a bien connu et mis à profit efficacement pour la culture ce que l'on appelait alors le «despotisme éclairé». A la rigueur, si quelqu'un paraît disqualifié pour l'oecuménique, c'est bien le «gauchisme». Dans le «principe des nationalités», n'y a-t-il pas quelque chose d'essentiellement libéral?
J'ai pu savoir, par information directe, que beaucoup, parmi les meilleurs esprits du monde, pensaient aujourd'hui comme moi sur ce chapitre. Ils pensaient qu'était urgente la constitution, en chaque pays, d'une droite universaliste.
X
Je n'exclus point, de la possibilité d'intégrer cette droite universaliste, même ces tendances politiques conduisant à une restauration du régime monarchique en France. Ne s'agit-il pas toujours de remettre les choses en l'état où elles se trouvaient avant la Révolution; de ressusciter, en certaine manière, la politique européenne du dix-huitième siècle?… Mais une chose est la solution donnée au problème de la forme de gouvernement par chaque pays de ceux qui composeront l'Amphictionie dont nous préconisons la constitution; et autre chose la question du régime que l'Amphictionie, en soi-même, pourra comporter. Et même au cas où l'on désirerait pour la France un Roi, je ne vois pas le moyen, pour l'instant, à la communauté des peuples de l'Europe, un Empereur. En d'autres termes, l'organisation oecuménique possible doit être une organisation républicaine.
Mais nous savons que dire «république» c'est bien peu dire. Etant convenu que plusieurs, et non pas un seul, doivent commander, il reste toujours la question de savoir quels sont ceux qui doivent commander.
Eh bien, sur ce point et en ce qui se rapporte toujours à l'organisme des peuples, j'ai une opinion bien enracinée que je me risquerai à exprimer sous une formule caricaturale, concrète et rapide, en disant qu'à mon sens, ceux qui, dans l'organisme rêvé, doivent exercer les fonctions suprêmes, sont les «mandarins»; c'est-à-dire, que la forme de gouvernement, dans la république oecuménique, doit être plus ou moins purement, le mandarinat. On comprend, d'ailleurs, qu'en parlant de mandarinat et de mandarins, je fais allusion à toutes les formes possibles de privilège pour l'aristocratie intellectuelle et non pas uniquement à la classe de lettrés connue en Chine sous ces noms.
Le gouvernement des intellectuels, dans chaque pays, constitue une formule déjà jugée, et très défavorablement, il faut le dire, dans le camp de la politique. Mais que l'on ne perde jamais de vue qu'ici nous ne traitons pas du régime en chaque pays particulièrement, mais du régime de la communauté des peuples. Or, cette communauté, comme vie, comme conscience, est uniquement sentie par certaines minorités sélectes. Il faut donc, rejeter tout de suite, la possibilité d'une démocratie rectrice de la république des nations. Etant, donc, admis que la direction de celle-ci doit correspondre à un groupe aristocratique, il n'est plus que de choisir, parmi les divers groupes, celui qui sera le plus adéquat à la fonction qu'il s'agit de remplir.
XI
Qui sent aujourd'hui la vie internationale intensément et insère sa propre activité dans les amples cadres de cette vie? A part l'inutile corporation des épicuriens, chercheurs de leur propre plaisir; à part l'autre corporation dangereuse des aventuriers cosmopolites, nous voyons uniquement le monde de l'Eglise, celui de la Finance, celui de l'Intelligence —où tous sont un peu collègues— et celui de la grande Noblesse — où tous sont un peu cousins.
Maintenant, de ces groupes sociaux, le premier et le dernier restent, en rigueur théorique, exclus par définition, de la capacité de gouverner dans notre société universelle. Les ecclésiastiques ont déjà leur Pape; les gentilshommes ont déjà leur Roi; ni la soutane ni l'épée ne sont faites pour présider à la grande communauté laïque et civile que nous imaginons… Restent les deux autres groupes: la Finance et l'Intelligence. Tous deux constituent, en réalité, les uniques forces qui peuvent tenir en échec les forces des nations, ne point les seconder, se montrer hostiles à leurs points de vue, s'émanciper de leur pouvoir.
Inutile de remarquer qu'en parlant de Finance, comme en parlant de Mandarinat, j'emploie ces deux expressions en guise de chiffre, en faisant allusion à des institutions sociales beaucoup plus vastes. Ainsi quand nous nous demandons si la forme de gouvernement dans la république des nations doit octroyer le suprême pouvoir directif aux mandarins ou aux financiers, nous entendons poser, dans toute son ampleur, la question de savoir si ce pouvoir doit être exercé par l'Esprit ou par l'Or.
XII
Mais, pour tout dire, nul ne doutera de ce que l'Or possède déjà dans le monde assez de pouvoir, pour qu'on lui fasse cadeau de ce surcroît… En grande partie, la vie internationale dépend et continuera à dépendre de la Finance. Pourquoi irions-nous renforcer encore ses chaînes? Ceux qui aujourd'hui ont la force, c'est-à-dire, les intérêts nationaux, les nations, préféreront la céder à une valeur presque «inerme», si importante soit-elle, à la valeur de l'Esprit. Lequel —disons-le sincèrement, d'ailleurs—, jouera en ce coup un jeu de vie ou de mort; un jeu qui, pour lui, s'il ne le gagne pas, signifiera une défaite définitive et peut-être sa disparition, comme valeur telle, dans le processus ordinaire de la vie internationale.
D'une manière symbolique —presque allégorique—, voici maintenant comment j'imagine ce processus de transmission des pouvoirs. Il existe aujourd'hui, nous le savons tous, une Société des Nations, à laquelle, pour certaines affaires et d'une façon plus ou moins conditionnée et efficace, les Etats constituants ont délégué certaines petites portions de leur souveraineté. Il existe aussi, en dépendance de cet organisme, un Institut de Coopération Intellectuelle qui, dans ses possibilités embryonnaires, pour le moins —nous faisons abstraction pour le moment de sa réalisation actuelle, timide, morose et pas toujours heureuse— semble destiné à l'articulation cohérente des forces intellectuelles du monde… Eh bien, mystiquement, on entrevoit le changement désirable comme une espèce d'inversion. Ce sont les instruments nationaux solidarisés qui, dans cette hypothèse, viennent à servir les intérêts supérieurs de l'Intelligence organisée.
Mais on me permettra d'insister sur ce que cette image ne doit trop être prise au pied de la lettre. L'essentiel, pour nous, est de présenter la vision d'un mandarinat oecuménique comme classe dirigeante de cette amphictionie internationale, dont la promotion et l'hégémonie inerme est attribuée par nous, avec dilection, à la France.
XIII
On aura remarqué qu'au cours de ces réflexions nous avons mêlé volontairement et constamment, l'être avec le doit et l'aujourd'hui avec le demain… C'est que, d'une part, le terme de 1938 qu'on nous a proposé, est assez proche, à la portée de la main, comme on dit (entre le moment où l'invitation de la Revue des Vivants est parvenue à mes mains et celui où paraissent les présentes lignes, un trois pour cent du délai s'est déjà consommé, sans crier gare); et, d'autre part, ce même délai coïncide avec une heure d'intervention militante de notre génération —celle des Vivants de la Revue, la mienne—, dans les affaires, à tout le moins intellectuelles du monde; ce qui rend difficile la contemplation d'un aussi proche futur, sans réaction où se mêle la conscience d'une causalité et celle d'une responsabilité.
Si nous observons que, dans les jeux entre Rome et Babel, aujourd'hui notre chère Rome semble devoir gagner, non contents de nous réjouir de la partie, nous voudrons y collaborer, ne serait-ce qu'en doublant le pronostic avec le conseil. Un peu à la façon de ces badauds qui ne manquent jamais d'entourer les tables de jeux, et qui ne se privent pas du plaisir de croire qu'ils aident le gagnant, par l'illusion qu'ils ont de participer au mérite de son triomphe.
XIV
Si maintenant on insiste pour que nous donnions à ces déductions la forme d'une prophétie, voici les termes sous lesquels celle-ci se présentera: En 1938, l'Europe aura commencé et avancé une ouvre unitaire d'organisation internationale, restauratrice des valeurs qui parurent près de mûrir au XVIIIe siècle.
Le promoteur et principal agent de cette oeuvre de restauration peut être la France. Il est à espérer que son droit à ce rôle sera reconnu, et qu'elle ne renoncera pas à l'honneur et à la charge.
Au service de cet idéal sera exercé en chaque pays une politique inspirée du critère d'autorité. Rompant avec la convention suivant laquelle l'internationalisme doit toujours constituer une gauche, nous aurons alors l'exercice, en chaque pays, d'une «droite internationaliste».
Cette force, sans préjudice d'être en même temps de caractère financier, sera surtout de caractère intellectuel. Ses premières réalisations donneront à l'Intelligence un rôle prépondérant; le seul, d'autre part, qui la puisse sauver de son danger actuel de ruine.
Un corps oecumemique, distinct de l'Eglise, mais de caractère spirituel comme l'Eglise, en forme fédérative et républicaine —un Empire sans Empereur— sera, peut-être, en voie de formation… Il semble déjà désirable que l'actuelle Société des Nations serve cet inerme pouvoir.
A d'autres chapitres distincts, relatifs à la science, à l'art, aux moeurs, aux idées, au langage, nous pourrions étendre les spéculations de notre prévision.
Mais nous pensons que celle-ci doit s'entendre principalement relative aux questions d'ordre politique.
Eugenio d’Ors,
de l'Académie Royale d'Espagne.
(Traduction française de Henri Collet).

(1) Les oeuvres d'Eugenio d'Ors ont commencé à être traduites en France, et, aujourd'hui, ses théories philosophiques et esthétiques y sont très étudiées et discutées. Outre ces travaux spéculatifs et autres de caractère littéraire, l’influence de l'auteur s'est exercée en son propre pays au moyen d’une active intervention dans la fondation d'établissements de hautes études. Né à Barcelone en 188[3]<1>, il étudia d'abord en cette ville, puis à Madrid, Paris, Genève, Heidelberg et Munich. Secrétaire de l'Institut des Sciences de Barcelone, en 1910, Directeur de l'Instruction Publique de Catalogne entre 191[4]<7> et 1920, M. Eugenio d'Ors est aujourd'hui membre de l'Académie Espagnole, et représente l'Espagne à l'Institut de Cooperation Intellectuelle de Paris.
Il doit professer cet hiver, en notre Ecole du Louvre, un cours sur l'ancienne sculpture castillane.

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Última actualización: 14 de mayo de 2012