Eugenio d'Ors
GLOSAS EN OTRAS LENGUAS
FRAGMENTS DE «LA BEN PLANTADA»
(trad. par Jean Cassou)
(Hispania, Janvier-Mars 1921, pp. 5-8)
 
DE LA FIGURE ET DES CONDITIONS EXTÉRIEURES DE LA BIEN PLANTÉE
Gardez-vous, gardez-vous, mon admiration, de me pousser au lyrisme, dés que j'en viens à traiter de l'aspect de la Bien Plantée. Ne vous laissez aller aux comparaisons ni tenter par des paroles imprécises et prestigieuses, appels faciles à de faciles suggestions. Ne chantez rien, n'exaltez rien, ne confondez rien. Définissez, comptez, mesurez. Dites comme Stendhal, fou de passion pourtant pour l'église St. Pierre de Rome, en commençant sa description: «Voici des déails exacts».

Voici donc des détails exacts. La Bien Plantée a un mètre quatre-vingt-cinq centimètres de haut. Du sol à la taille, un mètre vingt-cinq; et soixante centimètres de la taille à la tête. A cette heureuse disproportion initiale se joignent pour le reste les plus admirables proportions. Ainsi le pied, pas trop petit, est fin et vivant en toute son extension, du talon à la pointe. Peut-être, les chevilles paraissent-elles un peu larges, mais la faute n'en est qu'au bas blanc. Quand elle marche, on devine les genoux ronds, puissants et parfaits. Et le problème de l'union des longues extrémités voyageuses avec le tronc qui repose fixe paraît résolu par la nature architectrice, grâce à un secret artifice à la manière de celui qu'employa la Renaissance en inventant les «duomos».

Et le tronc, généreux, absolument hellénique, aurait été jugé excessif en 1909, mais il s'accorde pleinement avec les modes dégagées, amples, classiques et très harmonieuses de 1911. Les bras sont longs; gros à la naissance de l'épaule, ils diminuent doucement; sans le défaut de ceux de la danseuse russe Trouhanowa, qui sont aussi larges près du coude que de la main. Les mains de la Bien Plantée, nous n'en célébrerons certes pas l'aristocratie, car elles sont larges et un peu fortes. Le buste est plein de dignité et non exempt d'une apparence de douce fatigue, en accord aussi avec les modes de cet été. Dans l'espoir des abondances maternelles, ce buste est à présent tout entier consacré au délice suprême de la respiration. On trouverait peut-être la tête un peu petite, n'était la somptueuse chevelure qui est d'un blond sombre, sauf de tout excès et peigné avec una grande méthode. Du front au chignon extrême de la coiffure, qui est très bas, nous compterions quelque trente-cinq centimètres. Mais pour bas que celui-ci descende, il laisse encore place à la large merveille d'une nuque, au centre de laquelle il y a une légére proéminence, due, sans doute, à ce que la croissance rapide de la jeune fille l'a habituée au vice de baisser un peu la tête.

Mais ici les dátails exacts viendraient à me manquer, si je tentais de décrire deux traits impossibles à décrire: le mouvement et les yeux. Et pour ne point sortir d'une stricte économie, je ne contenterai de dire que si la Musique préside au mouvement de la Bien Plantée, la grâce de ses yeux doit tomber sous le compétence et la juridiction d'Uranie, muse de l'astronomie.
Nouvelles révélations sur les yeux de la Bien Plantée
J'avoue que dire du regard de la Bien Plantée qu'il est présidé par la muse de l'astronomie c'est tout dire, mais que l'on peut dire plus. J'ai una crainte singulière que la définition se prête à des interprétations fort erronées. Ont peut en effet comprendre que j'ai voulu comparer les yeux de l'admirable demoiselle —ainsi qu'on l'a fait de tant d'autres!— avec les étoiles ou luminaires. Et il n'en est rien. Plutôt qu'aucune étoile il nous faudrait prendre comme terme de comparaison un ciel entier, et non précisément un ciel naturel, un ciel vivant, sous son aspect diurne ou nocturne, mais d'une façon étroite, le ciel d'une carte astronomique, tel que nous le trouvons dans les atlas ou dans les livres qui traitent de cette matière.

Ainsi présentée, la comparaison ne doit plus être prise comme métaphorique, mais comme optique et rigouresement littérale. Ce vert pâle et brillant de la lithographie; ces points bleus, blancs ou ardents; le mystère de ses paraboles en lignes constructives; ces petites zones diversement, exactment coloriées; et enfin l'émotion qu'on y voit, émotion à la fois grandiose, étrange et sereine, tout se trouve réduit à l'unité, tout se résume dans les yeux de la Bien Plantée. Lesquels sont vastes, humides et pleins d'une profondeur claire. Et les cils tissent sur eux una ombre douce, comme celle que projette sur les autres cartes, celles de la Terre, l'enchevêtrement tranquille des méridiens et des parallèles.

Comme le visage a una délicieuse blancheur de lune, il arrive que l'on compare aussi la clarté du regard à celle que répand la planète Saturne. Mais je l'ai déjà dit, tout ce qui est d'évoquer un astre en particulier me semble chose adéquate au thème de notre méditation d'aujourd'hui. Un astre a une lumière aiguë, affilée, très crue et comme tremblante de froid; les yeux de la Bien Plantée au contraire s'étendent en un calme abondant, et ils sont suaves, et nous dirions plutôt qu'ils se tendent, élastiques, comme un félin en un geste chaud de paresse.

Ma plume, hélas, est bien maladroite por décrire un prodige aussi subtilement simple que celui, que je voudrais vous dévoiler. Pusisent, lecteurs, les yeux de la Bien Plantée vous apparaître en songe, cette nuit. Vous comprendriez pleinement alors ce que je vous en ai dit, tour ce que je vous en dirai. Et vous comprendiez le lendemain matin, si une fois réveillés vous tâchiez de vous les rappeler et de vous les expliquer, combien il est difficile de préciser, combien il est doulereusement impossible de communiquer à autrui les lumières que vous posséderiez alors sur ces beaux yeux.
DU NOM TRÉS DOUX DE LA BIEN PLANTÉE AVEC D'AUTRES PARTICULARITÉS
Et maintenant il faut déclarer le nom de la Bien Plantée. Ce matin, au sortir du lit, le Glossateur a senti impérieusement que cela se ferait aujourd'hui. Hier c'eût été trop tôt. Le dire demain serait d'une tiédeur coupable. (L'enseignement de la Bien Plantée, parce qu'l s'appuie fortement sur les essences véritables, peut nous donner de ces précieuses infaillibilités sur ce qui est opportun).

Comment t'appelles-tu, Bien Plantée? Je m'appelle Teresa.

Teresa, nom plein de grâce, quand on le prononce à la façon catalane.

Teresa est un nom de Castille. Là-bas, c'est un nom mystique, ardent, jaune, âpre. Un nom qui rime avec toutes ces choses dont on parle tant aujourd'hui: «la forte terre castillane», «le paysage nu, austère, sombre», «les hommes graves, vêtus de molleton rude», «Avila des chevaliers», «l'ame ardente de la Sainte», «Zuloaga peintre de la Castille», «le rétable d'amour», «la sensualité mystique, épouse du Crist ou grande amoureuse». Vous savez, n'est-ce pas, le genre de choses que je veux dire?

Mais ce même nom s'en vient chez nous et voilá qu'en passant par la bouche d'une autre manière, il acquiert une autre saveur. Une saveur à la fois douce et casanière, chaude et substantielle, comme d'une tarte sucrée. Teresa est un nom qui a des mains capables de la caresse, de l'étreinte et du labeur. Teresa est en même temps un nom modeste et trés rafiné. Teresa est un nom abondant. Teresa est un nom fait pour répondre, d'une voix de contralto: «Votre servante, monsieur: je m'appelle Teresa». Teresa est le nom de celles-là qui, telle l'Adelaisa du Comte maudit (laquelle ne s'appela Adelaisa que parce qu'elle vivait en des temps romantiques, historiés et décoratifs) ont un petit double menton et une fossette à chaque joue.
OÙ L'ON ÉCLAIRE LE POINT DE SAVOIR SI LA BIEN PLANTÉE NOUS VINT OU NON DES AMÉRIQUES
Charmants instants d'entretiens familiers et d'abandon. Tandis qu'elle s'évente avec un grand éventail de tissu, la mère de la Bien Plantée qui montre en un noble visage brun, des yeux clairs comme ceux de sa fille nous déclare:

«Le petite n'est par née ici. Elle est née à Asunción. Nous ne sommes de retour que depuis deux ans. En arrivant ici, c'est à peine si elle savait quelques mots de Catalan. Mais au bout de deux mois, elle parlait comme vous et moi.

—Et dès lors vous êtes restées à Barcelone?
—Oui, mais jusqu'ici nous avons vécu très retirèes. Au commencement son père, était absent, et nous ne connaissions personne.
Enfin, voilà que nous est expliqué cette apparition subite de Teresa, qui tout d'abord, nous émerveilla comme un miracle. Or il n'y a pas de miracle chez Teresa et tout en elle est naturel. Ou, pour mieux dire, miracle et naturel sont en elle une même chose.
—Et votre mari, madame, est américain, sans doute? demandez-vous avec una certaine crainte que tout votre travail spirituel sur ce vivant symbole c'écroule à terre.
—Non, monsieur; non, monsieur! Il est d'ici. Il est des environs de Vilanova.

Alleluya! Tout, tout est sauvé! La Race, chez l'admirable créature, est parfaitement pure. Merci, monsieur le père de la Bien Plantée, homme obscur, à peine connu; merci pour votre prudhommie! Merci pour le secours qu'à cette petite investigation théorique que nous écrivons aujourd'hui avec le sang de nos veines, vous avez apporté, merci pour cette heureuse opportunité de naître aux environs de Vilanova et de Geltrú.

Oui, la race est pure. On n'y a ajouté qu'une goutte de provenance providentiellement étrangére. Pour qu'un sang se renouvelle il faut un peu d'un autre sang. Una profonde loi l'exige ainsi. La Bien Plantée, doctoresse ès-catalanisme nous fut apportée des Amériques. Les Français n'ont-ils pas reçu Napoléon de la Corse?

Elle es venue, voici deus ans, et la mer nous l'emporta. Et si nous avons dit plus haut que Teresa était d'un pays marin, mieux informés aujourd'hui, nous pouvons dire qu'elle est de la mer elle-même. J'ai toujours eu le soupçón que, dans les patries côtières, les mers n'étaient pas la colonie et l'extension de la terre: c'était la terre qui était une colonie et une extension de la mer. Des savants d'aujourd'hui, affirment que toute vie vient de la mer. Ainsi Teresa réformatrice de notre vie…
Elle est venue sur un navire, un matin, un matin doré d'automne, et les ondes, escorte et garde d'honneur à qui le destin, de ses lointaines profondeurs, confiait cette charge précieuse, ne s'apaisèrent qu'après l'avoir laissée, en toute sûreté, dans notre port.

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Última actualización: 5 de mayo de 2008