Eugenio d'Ors
GLOSAS EN OTRAS LENGUAS
L'HOMME ENTRE DIEU ET CÉSAR
Le Troisième Royaume (Le Monde, París, 1-X-1954)
 
— Quand on «blanchit» mes papiers —on l'a fait aujourd'hui pour un article sur Pavlov et l'état actuel des recherches scientifiques en Russie—, on ne m'empêche pas de recueillir ces articles et de les publier régulièrement… Vous savez que les Espagnols n'achètent jamais de livres. Aux yeux de certains ordres religieux ou de certains groupes politiques de chez nous, la liberté n'est pas un bien essentiel aux hommes. Ils disent que «si elle l'etait comme les Français et les Américains se l'imaginent, Notre Seigneur y eût certainement fait allusion au moins une fois, puisqu'il vivait dans un temps où la généralisation de l'esclavage aurait dû être pour lui un object de scandale. Or, cette allusion, on ne la trouve nulle part dans ses paroles». Ces gens-là vont au suicide. Il existe pourtant d'autres hommes en Espagne, parmi lesquels beaucoup partagent des responsabilités politiques: ils savent faire entendre la parole de saint Paul, que l'hérésie est nécessaire à la vie de l'Eglise. Seul l'hérétique rend possible le dialogue, c'est-à-dire la vie d'une doctrine, au moins le dialogue au sein de l'orthodoxie, stimulée par ces lumières que l'hérésie projette sur les traits réguliers de sa figure orthodoxe. C'est au moment où la Sorbonne refusait ce dialogue que votre Collège de France fut fondé, et il est toujours resté fidèle à cette origine hétérodoxe. L'essentiel pour l'homme est de préserver l'ironie. Elle est comme la charité…

Je crois au troisième royaume. Celui qui n'appartient ni à Dieu ni à César. Celui où l'homme a seul le droit d'interdire à Dieu comme à César de pénétrer. Voilà sa liberté, de laquelle coulent toutes les autres.

Je le vois si clairement que j'y crois comme une substance au-dedans de l'esprit. La détermination intellectuelle de cette substance est tout intérieure, et elle est inconnaissable par définition: elle a la liberté de tout déterminer. C'est le jeu de cette liberté qui fait l'histoire, ce n'est pas, comme le marxisme le prétend, l'histoire qui tire d'elle-même sa propre nature par l'effet de je ne sais quelle force. L'histoire est la somme toujours gonflée de conflicts entre toutes les libertés possibles…

Les nouveaux dogmatismes anti-intellectuels, depuis le pragmatisme jusqu'à l'existencialisme, ne sont rien qu'une conspiration maladive de l'intelligence contre elle-même. Elle me rappelle l'homme d'Etat qui fait ministres les chefs de l'opposition… Cela s'est vu en Espagne en 1931.

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Última actualización: 28 de junio de 2006