Eugenio d'Ors
ENTREVISTAS Y DECLARACIONES
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DE PASSAGE À GENÈVE. EUGENIO d'ORS, DE L'ACADÉMIE ROYALE D'ESPAGNE, RÉPOND À NOS QUESTIONS ET NOUS PARLE DE SES OEUVRES
(Le Courrier Littéraire. Supplément hebdomadaire, nº 21, julio 1942, pp. 3-4)
 
Voici déjà plus de trois ans que le grand philosophe des choses de l'art qu'est M. Eugenio d'Ors, de l'Académie royale et secrétaire perpétuel de l'Institut d'Espagne, essayiste dont les ouvrages font autorité bien loin au-delà des frontières pyrénéennes, n'était revenu dans notre ville où il compte encore de nombreux amis. Il faut écrire «encore», car hélas, aujourd'hui, plusiers ne sont plus: Madame Florentin, James Vibert et, surtout l'auteur du «Poème Paternel», Renè-Louis Piachaud. N'est-ce pas au restaurant du Plat d'Argent, vers 1937 ou 38, que d'Ors et Piachaud, en gastronomes avisés qu'ils étaient, se sont enfermés pour rédiger l'edition française de l'«Histoire du Monde en cinq <cent> mots», dans cette petite sale sombre où le buste fatigué de René-Louis semble présentement surveiller son propre souvenir?

L'exposition des chefs-d'oeuvre du Prado au Musée de Genève, l'année de la guerre, qui était en grande partie l'oeuvre de d'Ors, n'est pas près d'être oubliée, non plus que le cours qu'il avait donné, il y a dix ans, à notre université, jetant les bases d'une nouvelle science, celle de la culture, et suscitant un vif intérêt mêlé parfois de quelque indignation dans les mondes les plus différents.

Mais avant d'évoquer tout à loisir le passé, il faut satisfaire aux questions d'actualité. Le maître espagnol traverse en volant notre ville, de la gare des Eaux-Vives à Cornavin, pour se rendre à Venise, où l'appele le congrés de la critique d'art ancien, congrès réunissant les délégués de dix pays et présidé par le duc de Gênes et le président de l'Académie italienne. Durant trois jours, on y étudiera les mesures nécessaires à la moralisation du marché artistique et les moyens de lutter contre les fausses attributions.
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—En qualité de délégué espagnol, vous aurez certainement l'occasion de prendre la parole. Quelle orientation souhaitez-vous donner aux débats?

—Cette orientation ne doit pas être personnelle mais collective. Pour l'instant, et en attendant de meilleurs solutions, je préconise une attitude plutôt nuancée. Une tentation toute naturelle serait de pencher vers de mesures rigoureuses et juridiques, d'ailleurs la plupart des pays réunis sont de l'ordre autoritaire, propre à l'état actuel des choses. Mais il faut se garder d'oublier qu'il existe dans la culture un domaine que j'ai cru pouvoir caractériser récemment, à Aix-en-Provence, alors que l'on m'y conférait le grade de docteur honoris causa, comme composé de choses qui, tout en n'appartenant point directement à l'ordre de Dieu, ne sont pas non plus de l'ordre des Césars. Il faut nicher la liberté quelque part et c'est, à mon avis, justement ce domaine qui lui correspond. Je me rappelle à ce propos que dans une réunion précédente à Venise, où les représentants de différents pays avaient mis en avant les rapports entre l'art et l'etat, tandis que des étrangers nouvellement convertis aux idées autoritaires, s'évertuaient à prôner l'imposition d'un style nouveau, la liquidation des anciens styles dans le monde qui naît, etc., le représentant officiel italien, suivant une tradition fort intelligente et très latine, nous recomanda au contraire de ne pas imposer de violences à l'histoire: Voyez le christianisme, ajoutait-il. Voulez-vous quelque chose de plus radical en fait de révolution? Or le christianisme pour débuter n'a rien innové dans les formes artistiques. Pour construire la maison de Dieu, il s'est contenté de prendre modèle sur le palais du roi (la basilique). Pour représenter les anges en images, il a choisi les vistoires ailées et a emprunté leur morphologie iconographique. Ce n'est guère que douze siècles plus tard qu'une morphologie artistique spécifiquement chrétienne naquit avec le gothique. Ainsi, ce qui , dans l'ordre de la création, représente cette largueur de vue, dans l'ordre négatif, doit être également adopté, y compris dans des mesures tendant à la moralisation artistique et il convient surtout de ne pas tout trancher en un seul jour. Ce qui vaut en politique, vaut en art, et je l'ai écris dans la préface du livre qu'Antonio Ferro a consacré à Salazar: «Ni secar fuentes, ni doblarse a torrentes». Il ne faut pas tarir les sources, mais non plus céder aux torrents.

—Ces idées seront-elles l'objet d'un nouvel ouvrage, Maître?

—Ce que je dois faire en Italie n'appartient pas seulement à cet ordre d'idée. Ma tâche va consister, d'accord avec éditeur et traducteur, à décider, dans ses modalités, de la parution d'un gros ouvrage dont le genre est plutôt épique et qui peut être qualifié d'épopée biographique. Il s'agit d'une trilogie «Epos des Destinées», dont l'édition espagnole sortira simultanément à l'italienne, cet automme. En version française, les deux premières parties ont déjà été publiées. Mon sujet, (j'y travaille depuis 1927) passe successivement à travers les vies de trois personnages. Voici les trois titres: «Vie de Goya», «Vies de Ferdinand et Isabelle», roi et reine catholiques d'Espagne, «Vie du licencié Eugenio Torralba», sorte de magicien que l'on peut considérer comme le Faust espagnol. Le génie sous ses trois aspects se trouve ainsi analysé. En premier, la destinée de l'homme satanique (c'est-à-dire qui obéit à une impulsion obscure) inspirée par l'inconscient. Ensuite, la destinée de l'homme politique, inspirée par l'élément collectif (foule, peuple), dont l'inspiration est consciente. Enfin, le sort de l'homme angélique (entendez qui obéit à une attraction, un appel venu d'en-haut), c'est le problème de la vocation. En trois mots: le subconscient, le conscient, le surconscient.

—Les milliers et les milliers de lecteurs de votre «Vie de Goya» ne se doutaient pas qu'elle faisait partie d'un tel ensemble et en même temps correspondait à des conceptions métaphysiques?

—Je ne le savais pas moi-même. Ce n'est qu'en écrivant, et sur la demande purement occasionnelle d'un éditeur anglais, la «Vie de Ferdinand et d'Isabelle», que je compris du même coup ce qu'à l'époque j'appelais «le secret de la biographie» et la totalité, l'unité de l'oeuvre à entreprendre qui réunit toutes ses vies sous l'enseigne de leur destinée. Presque toujours, il m'arrive d'organiser ma pensé theorique par l'instrument du dialogue et ainsi la vision de quelques clefs de voûte du système ne m'a été accordée qu'au moment même où j'étudiais un détail parfois simplement adjectif, extérieur. Chacune des trois parties d' «Epos des destinées» correspond donc sans que je l'aie voulu, à une thèse qui a trouvé des développements ailleurs, dans mes travaux purement spéculatifs.
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Le temps court et nous dépasse. Le train est à quai. Il nous faut laisser là la discussion sans avoir eu le temps d'aborder la critique d'art dans laquelle E. d'Ors excelle. Tant de choses sont encore à dire que nous voudrions entendre pendant des heures, mais le train a disparu. A la semaine prochaine, M. Eugenio d'Ors, car vous regagnerez l'Espagne via Genève, nous le savons. Ajoutons en parfait indiscret que, dans les mois d'automne prochain, il est déjà décidé —ou presque— que nous vous entendrons à Fribourg  pronocer plusieurs conférences. A Fribourg ainsi —espérons— qu'à Genève et dans le Tessin.
(Henri-F. Berchet)

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Última actualización: 30 de enero de 2008