Eugenio d'Ors
DOCUMENTOS
L'Ours devenu citoyen romain
(Latinité, 3e année, nº 9, septembre 1931, pp. 5-9)
I
On avait marqué, dans l'ordre du jour de la fête de clôture de l'Année virgilienne et mistralienne, que j'y apporterais et pour la plus grande gloire de Mistral, l'hommage de la Catalogne. Ce n'était pas vrai: ou, du moins, ce n'était pas exact. Et, d'abord, qu'est-ce que «la Catalogne»?
Oui, je suis bien né à Barcelone, ville gracieuse et glorieuse entre toutes. Dès que j'ai ouvert les yeux, j'ai pu voir l'assemblée des navires dans son port et la forêt des mâts et des voiles. Dès que j'ai pu courir, j'escaladais la hauteur modeste des montagnes qui abrìtent la cité et qui font à son agrandissement une sorte d'alcôve et j'aimais à regarder, à travers le grillage svelte des troncs de sapin, d'un côté, les cheminées et les clochers des églises, de l'autre, l'essaim des petites fermes, si basses sous leurs toits à double versant. Ce sol natal, je l'ai chéri, certes, et il m'est arrivé de le célébrer dans maintes pages. Parmi ses paysages familiers, telle sonnerie de cloches, telle ligne d'horizon, telle courbe de baie, ont le don de m'émouvoir avec une résonance intérieure qui chante longuement au plu profond de mon coeur: ainsi dans una grotte la chute de la goutte d'eau d'une stalactite.
Mais, justement parce que tout cela est si profond, il lui sied de rester dans l'ombre. Une pudeur farouche me défendrait, non seulement d'étaler ces trésors, mais de les nommer autrement qu'avec una tendresse èvasive. Ils ne saurient d'ailleurs s'exprimer de façon concrète, et toute définition conceptuelle leur serait en même temps un appauvrissement et un outrage. Ce sont là des sentiments qui appartiennent à l'ordre de l'amour, des beautés qui appartiennent à l'ordre de la musique: malheur à celui qui d'une main impie, essaie de s'en servir pour en imposer la formule aux lois d'une société, ou una façade aux pierres d'un monument!
II
Dans l'ordre des monuments, dans l'ordre de la construction, dans l'ordre de la raison, je n'ai presque rien qui puisse me relier à une contrée quelconque. Je suis un citoyen romain. Ce droit de se dire citoyens romains, les miens l'ont bien gagné, pour eux et pour moi, il y a quelque dix-huit siècles. Les miens, ceux d'Ors —les Ours des Pyrénées, descendus dans le pays montagnard qui porte ce nom—, los Ours hirsutes, que Rome n'a pas même eu besoin de dompter, mais d'apprivoiser simplement, telle était la douceur sociable qui se cachait derrière leurs abords féroces. Nous, qui étions du clan de l'Ours, nous qui avions l'Ours pour totem, nous nous sommes soumis à ceux qui avaient eu pour totem la Louve nourricière. Nous nous sommes reliés à sa civilisation et la Louve nous a adoptés après quelque temps: la Constitution Antonine, l'édit de Caracalla ont accordé le droit de cité aux pérégrins déditices… C'était sérieux, c'était donné une fois pour toutes.
L'histoire a, vous le savez, ses «constantes», qui résistent, quoi qu'il arrive, à la contingence et la dispersion des événements. Oui, je sais, il y a eu le Moyen Age. Il y a eu aussi le XIXe siècle. Il y a eu de ces époques où l'esprit de division, la vengeance de Babel, a paru submerger Rome et son Empire. Mais ni féodalité barbare, ni «principe des nationalités» casuistique, ne sauraient prévaloir contre le droit d'unité.
Même aux instants, même aux siècles où elle était engloutie, telle une Atlantide, sous les flots les plus agités de l'histoire, les âmes choisies ont pu entendre, à travers l'agitation et les rumeurs du désordre ou de l'épouvante, la majesté douce d'une voix de cloche qui chantait en même temps un passé de nostalgie et un futur de renaissance.
III
C'est bien cette voix, c'est bien ce rappel à l'unité supérieure, dont le droit ne se prescrit jamais, que nous sommes venus prolonger et proclamer solennellement ici, nous tous enfants de la Louve éternelle, en proposant un recours à l'Humanisme. La danse des flots contingents, l'agitation de la politique et de l'anecdote, nous refusons de la danser. Nous refusons de suivre le cours du temps et d'adorer la volubilité des météores.
Un jour, un homme de chez nous, un méditerranéen de Valence, un fils de la famille des Borgias à la si troublante destinée, celui qu'on devait appeler plus tard, à la façon espagnole, San Francisco de Borja, a vu la ligne de son existence se briser tout à coup devant un cadavre. Ce cercueil qui gardait ce cadavre a été ouvert en sa présence. Alors, à la vue de cette horreur, devant le spectacle de la mort et de la décomposition, François de Borja se jeta dans les bras d'un ami et fit un voeu, un serment. Il jura —ce sont ses paroles—, «de ne jamais servir un Seigneur qui pourrait mourir».
Le voeu de Saint François avait évidemment une traduction ascétique: c'est à Dieu et à son service que le converti livrait à ce moment-là toute sa vie. Mais, ce même serment, nous pouvons le traduire, nous devons le traduire, il est indispensable que nous le traduisions —nous hommes du XXe siècle, nous conscients de l'urgence d'enfermer entre deux parenthéses l'oeuvre de ce nouveau Moyen Age qu'a été le siècle antérieur—, avec une signification tout humaine. Point n'est besoin d'escalader les hauteurs divines pour trouver des valeurs permanentes, pour trouver des idées immortelles, pour trouver ces «constantes», qui, tout en se mêlant au tissu vivant de l'histoire, échappent à la servitude du temps et de ses mutations et mirages.
L'existence des hommes, celle des sociétés est constellée d'événements et traversée par les nébuleuses du hasard, bein entendu. Ces nébuleuses, néanmoins, ces constellations vivent et meurent, palpitent et s'éparpillent, voyagent et se décomposent, sur un ciel d'idées immuables. C'est dans la fixité de ces idées, ce n'est pas de la vie fugace de ces étoiles —fugace même quand elle est comptée par des unités millénaires—, que nous voulons installer nos Anges gardiens. Nous non plus, Messieurs, nous humanistes, pythagoriciens, platoniciens, intellectualistes, amis de l'unité et de la permanence, nous ne nous mettrons jamais plus au service d'un Seigneur qui puisse mourir.
IV
Toute une époque, tout un cycle dans la conscience universelle a été le prisonnier superstitieux d'une divinité barbare, la Déesse du Changement —celle que la science avait baptisée du nom d'«Evolution»—. Depuis l'oeuvre coïncidente en tendance de se rêveur de paradis abolis que fut Jean-Jacques Rousseau, de cet historien de ricorsi, que fut Giambatista Vico, de ce poète de la métamorphose que fut Goethe, de ce philosophe du Werden, que fut Hegel, jusqu'à hier même, jusqu'au moment où les epigones de la relativité, un Einstein, un Frobenius, un Spengler, ont tiré de cette superstition du mouvant et du changeable les dernières consèquences, un siècle et ses environs ont été historicistes, ont été les adorateurs d'une conception du monde où chaque chose, chaque institution, chaque réalité, chaque idée se présentait comme étant soumise au courant inéluctable du temps.
Eh bien! la superstition de la relativité, l'impieté du temps, l'autel de l'histoire, la déesse de l'Evolution, nous le renions hautainement aujourd'hui. Nous sommes en train de restaurer l'ancien temple consacré aux cultes les plus anciens du monde, aux cultes de l'Intelligence souveraine. Nous ouvrons dans ce temple des petites chapelles propitiatoires. Voici la chapelle de Virgile, celui dont le jeune charme compte deux mille ans. Voici la chapelle de Mistral, celui qui a osé —pareil à Goethe par la grandeur, opposé à Goethe par la doctrine—, chanter au beau milieu de la civilisation relativiste, les éternités humbles de la vie élémentaire et campagnarde, les travaux et les jours de se qu'on peut toujours appeler «la Culture», au double sens de labeur de la nature et de l'esprit. Et voici que, après avoir fait nos prières devant chacune de ces images, nous descendons vers la grande crypte où se trouve le corps incorruptible de Rome.
De cette Rome, nourrice de nous tous, mère de nous tous, cité adoptive des Ours et de tous les autres anciens clans, et de tous les autres anciens pays, et de toutes les autres nations périssables dont elle a gagné et continue à gagner la richesse, pour la réduire à son unité impériale. De cette Rome, dont je suis venu —et non pas d'un pays quelconque— apporter le message jusqu'au flanc de la Montagne Sainte-Geneviéve.

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Última actualización: 14 de mayo de 2007